L'Atelier « Poétique du détail dans la musique et la danse américaines » organisé par Adeline Chevrier-Bosseau (Université Clermont Auvergne) et Mathieu Duplay (Université Paris Diderot – Paris 7), lors du Congrès de l’Association Française d'Etudes Américaines, à l'Université de Nice, 22-25 mai 2018.
Dans « Sounds », le chapitre de Walden consacré à la question de l’écoute, l’attention de Thoreau se porte sur les sons dans leur singularité, sur le détail de phénomènes audibles qui, par leurs combinaisons changeantes, composent un environnement auquel chacun contribue à sa manière. C’est pourquoi il recourt volontiers à la rhétorique de l’énumération : le texte évoque successivement le bruit du train, le meuglement des vaches, le chant de différentes espèces d’oiseaux, au fil d’un travail d’échantillonnage qui témoigne de la richesse et de la complexité du monde sensible. Néanmoins, Thoreau souligne aussi que son but demeure d’appréhender la totalité de la nature par-delà la diversité des phénomènes : « The rays which stream through the shutter will no longer be remembered when the shutter is wholly removed ». D’un bout à l’autre du chapitre, il en résulte une tension entre l’extrême importance accordée à la spécificité de chaque événement sonore et la quête d’une réalité qui les englobe tous, tout en s’adressant aussi aux autres sens. D’un côté, une forme de réduction phénoménologique qui cherche à laisser les choses n’être rien d’autre qu’elles-mêmes, « the discipline of looking always at what is to be seen » (« and of listening always to what is to be heard », est-on tenté d’ajouter à titre de paraphrase). De l’autre, la volonté de remonter jusqu’à l’origine commune, qui est de l’ordre de l’universel.
On pourrait formuler l’hypothèse que la musique, en Amérique, n’a pas cessé depuis 1854 d’approfondir les termes de cette hésitation.
- D’un côté, la tradition musicale « savante » doit beaucoup à des artistes qui ont poussé très loin, dans leur discours et dans leurs pratiques, le projet de « laisser les sons être eux-mêmes ». « Let sounds be themselves », c’est le mot d’ordre de John Cage pour qui la musique est d’abord attention à la matérialité sensible du monde sonore, plutôt qu’élaboration de structures intelligibles censées relier les sons. À leur manière, les compositeurs minimalistes prennent exemple sur lui lorsqu’ils dissuadent l’auditeur d’interpréter ce qu’il entend via un travail de répétition-variation ; ainsi, dans It’s Gonna Rain (1965) de Steve Reich, une phrase simple est réitérée si souvent qu’elle finit par perdre toute signification et par se réduire à un simple matériau phonique dont on oublie la nature linguistique – exemple suivi depuis lors par toutes les musiques « savantes » ou « populaires » qui recourent à la pratique du sampling, et/ou qui se présentent comme un enchaînement de brèves cellules mélodiques et harmoniques inchangées d’une occurrence à l’autre, comme c’est souvent le cas dans les musicals de Stephen Sondheim. Sur un autre mode, on pense aussi à la manière dont certaines musiques issues de l’improvisation (jazz, rock) libèrent les sons en dégageant une énergie dionysiaque qui met en péril toutes les structures formelles. On sait par exemple que John Adams tenait dans sa jeunesse la guitare indisciplinée (« lawless ») de Jimi Hendrix pour l’antidote à l’hyper-formalisme du sérialisme alors en vogue à Harvard ; on note aussi que la musique populaire américaine recourt volontiers au « hook », court motif employé pour capter l’attention de l’auditeur et généralement répété à l’envi sans développement.
- De l’autre côté, on observe que la musique américaine est sujette à une aspiration totalisante et qu’elle recherche volontiers l’unité au sein du divers, comme en témoigne le goût de nombreux musiciens pour les « grandes formes ». Ainsi, Charles Ives écrit dans Essays Before A Sonata (1920) que la musique se présente comme l’ébauche d’un langage universel qui transcendera tous les particularismes, « a language so transcendent that its heights and depths will be common to all mankind ». Plus près de nous, John Luther Adams a composé des œuvres (The Place Where You Go To Listen, 2004-06 ; Become Ocean, 2013) qui cherchent à rendre compréhensibles les relations que l’auditeur entretient avec la totalité du cosmos, dans une perspective environnementaliste. On songe aussi à l’essor de l’opéra américain dans les dernières décennies du vingtième siècle et notamment aux ouvrages de John Adams (Nixon in China, 1987) ou de Philip Glass (Einstein on the Beach, 1976) qui, marqués par l’héritage du minimalisme, proposent une réflexion ambitieuse sur les grands moments de l’histoire universelle.
À tous les niveaux, la coexistence de ces deux tendances se traduit par de fortes tensions, notamment lorsqu’il s’agit du rapport problématique entre la partition écrite et son effectuation sonore. L’œuvre de John Cage se présente ici comme un cas-limite : quid des détails graphiques d’une partition dont la lecture n’est pas guidée par les codes traditionnels – partition elle-même née, à l’occasion, de l’attention portée aux plus infimes détails de son support graphique (Atlas Eclipticalis, 1962) ? Et qu’en est-il du détail de l’exécution sonore, des rapports qu’il entretient avec un écrit qui le précède sans le déterminer, ainsi que l’observe Nelson Goodman dans Languages of Art ?
On pourra s’intéresser, au choix, à tel ou tel aspect de cette problématique, et la mettre en rapport avec des objets de diverses natures : compositions musicales, partitions, enregistrements, captations de spectacles musicaux (concerts, opéras, musicals) ; discours et/ou écrits théoriques de musiciens, confrontés avec leur pratique (on rappelle à ce propos que de nombreux compositeurs américains sont également auteurs : de Charles Ives à Philip Glass via Aaron Copland ou Ned Rorem, la liste est longue, le cas de John Cage n’étant que le plus célèbre) ; textes littéraires qui, à un titre ou à un autre, se posent la question de leurs relations avec la musique ; autres productions artistiques où la musique est susceptible de jouer un rôle crucial (danse, cinéma, télévision, arts du spectacle, mais aussi photographie, arts plastiques, pratiques recourant aux nouveaux médias informatiques, sound art).
Ted Shawn, l’une des figures fondatrices de la danse américaine au 20e siècle, créateur avec Ruth St Denis de la Denishawn School, définit dans son manifeste The American Ballet un projet pour une danse américaine qui serait à l’image du pays, vaste, dynamique et démocratique : « the dance of America will be as seemingly formless as the poetry of Walt Whitman, and yet like Leaves of Grass it will be so big that it will encompass all forms. Its organization will be democratic, its fundamental principles, freedom & progress; its manifestation an institution of art expression through rhythmic, beautiful bodily movement, broader and more elastic than has ever yet been known ». Comme les Feuilles d’herbe de Walt Whitman, la danse américaine s’envisage dans un constant dialogue entre un désir de rendre hommage à l’immensité du pays, de danser l’épopée américaine, et d’en magnifier chaque détail.
Car la danse n’est qu’attention au détail : le corps est rarement envisagé dans sa globalité sans que l’attention ne se porte vite sur une main, un port de bras, l’en-dehors d’un pied ou d’un bas de jambe, ou un port de tête. L’apprentissage de toute technique, qu’elle soit classique ou moderne, demande au danseur de détailler le mouvement, de l’articuler pour en déployer les subtilités et l’enrichir. Les différences d’interprétation d’un danseur à l’autre sont elles aussi bien souvent affaire de détail, tout comme les versions d’une même œuvre proposées par différents chorégraphes. Cela pose notamment la question de la réinterprétation et de l’américanisation d’œuvres du répertoire classique par des chorégraphes américains pour des compagnies américaines : on pense par exemple à la version proposée en 1953 par Jerome Robbins de L’Après-midi d’un Faune de Nijinsky, qui fait aujourd’hui partie du répertoire de l’American Ballet Theatre et du New York City Ballet, ou des versions des classiques La Belle au bois dormant ou Casse-noisette (revisités par Balanchine) proposées par ces deux compagnies.
Si le diable réside dans les détails, certains « détails » des différentes techniques américaines (Graham, Horton, Cunningham, ou le néo-classique de Balanchine ou Forsythe) sont hautement symboliques : ainsi la contraction grahamienne et l’attention portée au pelvis comme point de départ du mouvement (qui ont valu à son école le surnom de « House of the pelvic truth » par ses danseurs, ainsi qu’elle le relate dans son autobiographie) est intimement liée à l’engagement féministe de la chorégraphe. De même, c’est à travers une somme de détails (approche du mouvement, mélange de techniques modernes et africaines, …) que se construit un mouvement afro-américain chez Alvin Ailey ou que la compagnie Complexions aborde la question raciale.
On pourra par exemple s’interroger sur la manière dont certains de ces détails sont vecteurs d’américanité, mais également sur la lisibilité par le public de cette attention aux détails dans la technique du danseur, ainsi que sa perception des détails dans la réception globale d’une œuvre : dans une mise en scène d’un ballet où le corps de ballet et les solistes sont présents sur scène, comment le spectateur articule-t-il le passage d’une vision d’ensemble à une attention aux détails ? Comment les chorégraphes américains envisagent-ils le rapport de l’individu au groupe dans leurs ballets ?
Une autre perspective d’approche pourrait être la question de la danse en dialogue avec d’autres formes artistiques ; la danse apparaît souvent à première vue comme un détail métaphorique dans l’économie générale d’une œuvre littéraire (qu’il s’agisse de poésie ou de prose), et de même, on pourra réfléchir à la place de la danse dans une œuvre théâtrale ou cinématographique – que la danse en soit le sujet principal ou non – ou à l’image de la danse dans une œuvre picturale, qu’il s’agisse de représenter des corps dansants ou la danseuse comme icône, dans les œuvres de Joseph Cornell par exemple. Dans les arts visuels comme en littérature, le corps dansant est bien souvent étoilé en une somme de détails que le tableau ou le poème égrène : une question qui surgit alors est celle de la représentabilité du corps dansant, d’un dynamisme du mouvement qui ne semble pouvoir s’écrire ou se représenter visuellement que par un tourbillon de détails. De même, on pourra s’interroger sur le sens de certains mouvements dansés, comme l’arabesque, qui au 19e siècle est incontournable dans les adages des grands ballets romantiques, et trouve un écho chez Poe, par exemple, où elle devient une forme narrative, vecteur de digression, ligne de fuite vers un imaginaire infini.
Les propositions (200-300 mots) sont à envoyer avant le 15 janvier 2018 à Adeline Chevrier-Bosseau (adeline.chevrier_bosseau@uca.fr) et/ou à Mathieu Duplay (mduplay@club-internet.fr), accompagnés d’une courte notice biographique.