Walking silently: résistance et révolution dans la musique et la danse américaines

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Atelier danse et musique du congrès de l'AFEA

« Walking silently: résistance et révolution dans la musique et la danse américaines »

Adeline Chevrier-Bosseau (Sorbonne Université, IUF), et Mathieu Duplay (Paris-Cité)

En musique comme dans beaucoup d’autres domaines, l’ambiguïté fondamentale de la notion de résistance réside dans les rapports qu’elle entretient avec une autre notion tout aussi complexe, celle de révolution. Le geste révolutionnaire entend opérer une rupture radicale avec l’ordre établi ; il interrompt l’enchaînement des causes et des effets pour instaurer une nouvelle temporalité : Novus ordo seclorum, « nouvel ordre des siècles », proclame la devise latine qui figure sur le Grand Sceau des Etats-Unis en écho à la quatrième Bucolique de Virgile où la tradition a longtemps lu une prophétie messianique. Paradoxalement, ce recommencement est souvent considéré comme un retour à l’origine, à l’instar de la « révolution des corps célestes » qui, à intervalles prévisibles, les ramène à leur point de départ. La résistance n’a pas de telles prétentions, puisqu’elle est avant tout réactive : elle s’oppose à un changement jugé indésirable, tente de le freiner ou d’en inverser les effets, parfois même au nom d’un ordre ancien qu’elle lui préfère et qu’elle tente de restaurer. Là aussi, un paradoxe finit pourtant par se faire jour quand la puissance du refus qui motive la résistance finit par interroger jusque dans ses fondements un contrat social qui, comme le rappelle Thoreau dans Civil Disobedience, n’est rien sans le consentement de toutes les parties. Quand le « non » l’emporte à force d’obstination, que reste-t-il ? « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », écrit René Char en 1943-44 dans les Feuillets d’Hypnos (1946) alors qu’il prend une part très active à la lutte contre l’occupation nazie. La liberté n’a besoin d’aucune autorité extérieure ; elle trouve sa légitimité en elle-même et non dans la fidélité à celles et ceux qui nous l’ont léguée, et c’est précisément pour cette raison qu’elle nous revient tel un bien inaliénable à nous seul.e.s destiné. Il peut arriver ainsi que la résistance, en apparence plus modeste que la révolution, mette sur la voie d’une origine qui ne se laisse pas réduire à un simple recommencement ni à la réitération du même, si exaltante soit-elle.

L’histoire de la musique américaine est d’abord celle d’une double résistance. 1/ Résistance à la tradition européenne, qui fascine mais reste perçue comme étrangère : Beethoven, Wagner, l’opéra italien font les beaux soirs des salles de concert et des théâtres à la demande d’un public qui ne s’en lasse pas, mais on les soupçonne de prendre la place d’un répertoire autochtone qui peine à s’imposer, à supposer qu’il existe. L’image du maestro issu de l’immigration la plus récente – depuis Leopold Stokowski (né à Londres en 1908) jusqu’à Yo-Yo Ma (né en 1955 à Paris) – contribue au prestige ambigu de ce qui reste perçu (et apprécié) comme un produit d’importation. Mais où est donc la musique « authentiquement américaine » ? se demandent d’ailleurs certain.e.s artistes en provenance du Vieux Continent, tel Antonin Dvorak qui, dès son arrivée aux Etats-Unis en 1892, s’intéresse de près aux formes musicales amérindiennes et afro-américaines. 2/ Mais aussi résistance de l’Amérique à sa propre musique, surtout lorsqu’elle est associée à des minorités a priori délégitimées et/ou lorsqu’elle s’écarte des modèles consacrés. Treemonisha de Scott Joplin fut accueilli avec enthousiasme par la critique lorsque la partition fut publiée en 1911, mais il fallut attendre 1972 pour que cet opéra, œuvre majeure d’un musicien afro-américain, soit enfin monté et 1976 pour que la production du Houston Grand Opera le fasse connaître d’un large public. Quant à la Quatrième symphonie de Charles Ives, pourtant en partie inspirée de Nathaniel

Hawthorne et caractérisée par de nombreux emprunts au répertoire des hymnes protestants, elle ne fut créée qu’en 1965, quarante ans après que le compositeur l’eut achevée.

Il est vrai que la partition de Ives « résiste » à sa manière à toute appropriation paresseuse, de par sa difficulté d’exécution et en raison des efforts qu’elle exige de l’auditoire. De même, bien des œuvres américaines de premier plan se signalent d’abord par leur refus d’accorder au public ce qu’il s’estime en droit de leur réclamer, l’exemple le plus célèbre restant 4’33’’ de John Cage où c’est d’abord sur ce qui ne s’y trouve pas – des notes exécutées d’une certaine manière et dans un certain ordre suivant les indications de la partition – que se porte l’attention lors du concert. Nul affront délibéré dans une œuvre destinée à plaire qui ne recherche pas à tout prix un succès de scandale : « I consider laughter preferable to tears », répond Cage avec un sourire désarmant devant les caméras de la télévision lorsque le présentateur l’avertit que le public risque de s’esclaffer pendant l’exécution de Water Walk (1959) ; il ne s’agit pas d’un défi hautain aux potentialités révolutionnaires, mais d’un acte de résistance passive comparable à celui de Bartleby qui « préfère ne pas » s’acquitter de ce qu’on attend de lui. La question de la résistance rejoint ainsi celle de l’excentricité associée à ce que l’on appelle « American mavericks », les musicien.ne.s américain.e.s qui associent l’anticonformisme à la quête de la radicalité esthétique: Edgard Varèse, Henry Cowell, Lou Harrison, Harry Partch, mais aussi la compositrice Meredith Monk, Carl Ruggles, pionnier du « contrepoint dissonant », Morton Feldman – dont le Deuxième quatuor (1983) a une durée comparable à celle du Crépuscule des dieux – ou le compositeur de musique électronique Morton Subotnick. L’inclassable, l’irrécupérable, la pratique artistique qui refuse de se soumettre aux hiérarchies préétablies sans pour autant en constituer de nouvelles sont autant de points communs à ces artistes qui pourtant frappent par leur grande diversité et ne cherchent en aucun cas à « faire école », à la différence des révolutionnaires dont l’ambition est toujours d’instaurer un ordre nouveau. Pour ces musicien.ne.s, la nouveauté véritable n’est pas ce qui s’impose de manière tonitruante, à l’issue d’un geste de refondation qui prétend retrouver la fraîcheur et l’enthousiasme des origines. Au contraire, elle réside d’abord dans l’invention d’une modalité de l’écoute avant tout attentive à ce qui ne ressemble à rien et ne se réclame de rien d’autre que soi-même – vers ce qui est à la musique ce que le silence est au bruit : l’arrière-plan imperceptible sur lequel l’attention se fixe quand on ne sait plus du tout à quoi s’attendre et que la véritable surprise est enfin possible. « Walk so silently that the bottoms of your feet become ears », conseillait ainsi la compositrice Pauline Oliveros.

Le terme de « résistance » n’est a priori pas ce qui vient à l’esprit en premier si l’on considère la danse classique : héritée du ballet de cour, la danse académique est un art où la discipline prime, où les résistances du corps doivent être surmontées, voire domptées. Même si la danse classique ou néo-classique américaine se conçoit comme étant en rupture avec une certaine tradition européenne jugée élitiste (ainsi que l’exprime Lincoln Kirstein dans son manifeste de 1938), le règne despotique de George Balanchine et l’extrême contrôle qu’il exerce sur ses danseuses à laissé une empreinte sur la tradition classique américaine, qui apparaît comme un espace où toute résistance est étouffée. Il n’en est pas de même pour la danse moderne, qui, avec Isadora Duncan ou Loïe Fuller, est d’emblée placée sous le signe de la résistance. Duncan rejette les carcans et les conventions classiques et prône la danse libre, et Fuller résiste aux tentatives d’appropriation de ses inventions scéniques par une industrie du spectacle qui n’a aucun respect pour les femmes artistes, dépose de nombreux brevets, et

finit par s’exiler en France. Au 20e siècle, la résistance s’incarne de diverses manières dans la danse américaine, via le refus de Martha Graham de danser à Berlin lors des Jeux Olympiques organisés par le régime nazi, ses pièces comme Chronicle (1936) ou Deep Song (1937) qui s’érigent contre les régimes totalitaires et les conflits en Europe, l’engagement de Pearl Primus ou Helen Tamiris contre le racisme avec Strange Fruit (1943), Michael, Row Your Boat Ashore (1979) et How Long Brethren (1937), les performances politiques du New Dance Group, ou plus tard, la Danse Planétaire d’Anna Halprin, qui prend sa source dans un acte de résistance, Reclaim the Mountain, en hommage aux femmes assassinées sur le Mount Tamalpais.

On pourra ainsi se concentrer sur de telles « pièces de résistance », des œuvres chorégraphiées en résistance à des évènements ou un contexte particulier, ou explorer la notion de résistance dans la technique même – la résistance comme geste dansé. Dans la technique classique, la notion de résistance est souvent utilisée pour donner de la texture à certains mouvements : lors d’un rond de jambe en l’air, une certaine résistance est nécessaire pour le travail du bas de jambe par exemple. De même, les techniques du locking ou popping combinent souplesse et résistance pour créer des mouvements saccadés. Dans la technique contemporaine, on pensera bien sûr au No Manifesto d’Yvonne Rainer (1965), qui pose les bases d’une technique qui résiste à de nombreux présupposés scéniques.

Qu’est-ce que la résistance dans la danse américaine ? Comment danser la résistance ? Qu’est-ce qu’un geste qui résiste ? Comment les corps entrent-ils en résistance ? Quels sont les lieux de la résistance chorégraphique ? La liste est bien entendu non exhaustive, mais les communications pourront par exemple porter sur : la résistance aux normes chorégraphiques, genrées, raciales, hétéronormatives dans la danse américaine ; la résistance aux diverses formes de domination dans le monde de la danse ; résistance et révolution, ou au contraire, résistance et tradition ; les gestes qui résistent, les corps qui résistent ; la résistance du point de vue du public ou de la critique, ...

Les propositions (environ 300mots) devront être envoyées accompagnées d’une courte notice biographique à Adeline Chevrier-Bosseau (adeline.chevrier-bosseau@sorbonne-universite.fr ) et Mathieu Duplay (mathieu.duplay@u-paris.fr ) avant le 19 janvier 2025.