Suspendre : inhiber, ne-pas-faire, interrompre
Imaginez ma surprise, que dis-je, ma consternation quand, sans bouger de son siège, Bartleby d’une voix singulièrement douce et ferme répondit: « je ne préférerais pas. »
[…] « Préférerais ne pas? » répétais-je, tout en me levant énergiquement, traversant la pièce d’un seul pas. « Que voulez-vous dire? Est-ce que vous avez perdu la tête? J’ai besoin que vous m’aidiez à comparer ce document. Prenez-le! » Et je lui jetai à la figure.
« Je ne préfererais pas » dit-il.
— Herman Melville, Bartleby, le scribe (1853)
Pour la journée du 15 avril, nous voulons porter notre attention sur l’espace ouvert par le geste de suspendre. En décembre 2016, nous avions consacré une première journée au geste d’accueillir : l’accueil nous avait paru receler les problématiques fondamentales de ces espaces que nous nommons dynamiques, tant en lui s’exprime l’idée d’un lieu (le foyer, le territoire, la maison…) qui, loin de préexister aux mouvements, est justement constitué par des gestes propitiatoires. Dans la continuité de cette première session, nous souhaiterions dédier la deuxième journée au geste de suspendre. Comme l’accueil, la suspension est ouverture d’espace : c’est le paradoxe de la suspension d’être en effet à la fois interruption et manifestation de la réserve des potentiels.
C’est d’abord qu’en suspendant mon geste à ce qu’il était en train d’effectuer, je lui retire sa transparence ou sa transitivité, je le fais apparaître pour ce qu’il est plutôt que pour ce qu’il fait. Le geste inaugural de la phénoménologie, l’épochè, est une telle brisure de la transparence du monde de la vie : elle consiste à suspendre ce que Merleau-Ponty appelait la « foi primordiale » en l’existence du monde. « Éliminons donc, dit Husserl, toute la physique et tout l’empire de la pensée théorique. Ne sortons pas du cadre de l’intuition simple et des synthèses qui s’y rattachent et où la perception s’incorpore » (Husserl, Ideen I, p. 141) : il en reste ceci que je vois cette table, ou plutôt que des aspects m’en apparaissent continuellement. La thèse de l’existence du monde suspendue, tout ce qui en apparaît ce sont ces esquisses changeantes, les différentes faces des objets dont l’unité m’est plutôt promise que donnée. Ainsi, en suspendant, dans ses descriptions, l’adhésion à l’existence réelle des choses derrière les phénomènes, la phénoménologie cherche à faire apparaître le monde sous un jour qui n’en présuppose pas le sens.
Cet effort, que Husserl interprète comme l’effort même de la philosophie, est le plus souvent considéré abstraitement, comme une simple expérience de pensée ou comme un principe méthodologique, sans tenter d’en réfléchir les conséquences motrices. Or suspendre, arrêter, ne pas faire, sont des mouvements et avant d’être des gestes symboliques, ils ont une efficace et requièrent un effort : si la suspension est à la racine de l’attitude phénoménologique, elle représente aussi bien une attitude physique dont on ne peut faire l’économie pour comprendre la première.
La suspension est au centre de nombreuses pratiques gestuelles : le wu wei (non-faire) taoïste se retrouve ainsi dans de nombreux arts martiaux comme le fond authentique de l’agir, comme l’inhibition est, depuis les débuts des pratiques somatiques occidentales avec F. M. Alexander, au centre des méthodes de prises de conscience de soi dans l’activité. Dans aucune de ces pratiques il ne s’agit de simplement s’abstenir : le non-faire est une action, peut-être même l’action par excellence, dans la mesure où en elle il s’agit de ne pas céder aux impulsions, mais de laisser apparaître les potentiels de la situation où l’action est requise. Comme dans l’épochè phénoménologique, la suspension dans les pratiques gestuelles est donc une méthode pour laisser apparaître : la perception s’y aiguise et je tente d’en déraciner l’ancrage naturel dans la réactivité pour en dégager les franges périphériques.
Mais qu’est-ce qui apparaît au juste, quand je sais suspendre mes gestes ? Quel est ce monde, ce corps, ces choses que me découvre l’inhibition ? À quoi ressemble un faire traversé de suspensions ? Comment organiser ma corporéité pour soutenir la suspension ? De quoi est fait un monde où je prétends ne plus réagir à des stimuli, mais agir dans un espace de potentiels ? Telles sont les questions que nous voudrions nous poser au cours de cette journée d’études entre danse et philosophie.